Vers l’amitié
Le Journal de Landowski – qu’il a commencé en 1902 – ne contient aucune référence à Guirand de Scévola avant l’année 1916. Il semble que les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois dans la Section de Camouflage pendant la Grande Guerre.
Nous avons conclu l’article « Le commandant Guirand de Scévola vu par Paul Landowski » avec une note de Landowski, immédiatement après la guerre : « Dans le civil Guirand [de Scévola] me devient beaucoup plus sympathique » [1]. Note frappante au vu de ses remarques de critique sévères sur l’attitude de Guirand de Scévola pendant la guerre.
À partir des années 1930 le Journal de Landowski semble à témoigner de ses sentiments vraiment amicaux. En 1934, en percevant la douleur de Guirand après la mort tragique de son épouse Marie-Thérèse Piérat, le 29 mai de cette année, Landowski note : « Je l’aime bien » [2]. Onze années d’après, c’est la même chose [3]. Il semble que les sentiments d’amitié étaient réciproques. « Je l’ai trouvé toujours très chic, ami très fidèle », note Landowski en 1945 [4].
En 1932 Landowski exposa au Cercle de l’Union Artistique « l’Épatant », rue Boissy d’Anglas à Paris (fig. II). Apparemment, Landowski avait ses doutes. Dans son Journal il note : « C’est très ennuyeux d’exposer dans un semblable milieu » [5]. Cependant, il accepta l’invitation.
Le Cercle était un de ces « petits Salons », dans lesquels les artistes pouvaient exposer leurs œuvres – y compris des pièces informelles ou inachevées – pour un public aristocratique [6]. Guirand de Scévola a été introduit au Cercle en 1900 par Edmond Rodier [7]. Après son acceptation comme membre, il y exposa fréquemment.
Peut-être est-ce Guirand de Scévola qui a proposé à Landowski d’exposer au Cercle. En tout cas, Guirand se donnait beaucoup de mal pour exposer les bustes de Landowski le mieux possible [8]. Sans doute un gage de son amitié fidèle et de son respect pour le sculpteur.
Parmi les notes d’amitié et de respect, le Journal d’après-guerre relate aussi une histoire troublante sur la conduite de Guirand de Scévola pendant la Deuxième Guerre mondiale. À l’occasion d’une réunion de la commission des corporations sous la direction du secrétaire général des Beaux-Arts Louis Hautecœur – possiblement dans le contexte de la Fédération des Sociétés d’Artistes – on discuta de « la question juive ». Landowski fut choqué de la façon « plate et dégoûtante » dont Henri Bouchard et Guirand de Scévola parlèrent des juifs « pour flatter Lücht », l’officier allemand qui présidait la section de « Kultur » du département de propagande à Paris [9].
Cette note de Landowski nous paraît comme un écho de ses remarques précédentes sur l’opportunisme et le manque d’un certain sens moral chez Guirand de Scévola. En relation avec cette commission des corporations, Landowski note aussi les rumeurs sur une lutte sourde entre Bouchard et Guirand de Scévola sur la question de savoir qui aurait « la haute main sur les beaux-arts, sous l’égide allemande ». Cependant Landowski ajoute, sceptique : « Est-ce vrai ? » [10].
Landowski sur l’art moderne
Il se trouve que Landowski n’a pas développé le respect et la sympathie seulement pour le personnalité de Guirand de Scévola, mais aussi pour son art. Afin de mieux comprendre l’attitude de Landowski envers l’œuvre de Guirand de Scévola, nous commençons avec un synopsis de sa perception de l’art moderne en général et de quelques artistes modernes en particulier.
Dans sa vision humaniste de la noblesse de l’art, l’esthétique et l’éthique sont intimement mêlées. Souvent, dans son Journal Landowski caractérise et juge les hommes, les artistes et les œuvres d’art avec des catégories morales. Selon Landowski, l’art dit « moderne » manque un programme moral : « La forme, le point de vue uniquement décoratif tend à l’emporter et l’emporte en ce moment sur l’émotion, la pensée » [11]. À ses yeux le cubisme est un mouvement artificiel, qui n’a « rien de sincère ». On déclarait que le cubisme était un retour vers la construction et la composition. Mais, « si le cubisme recherchait seulement la mise en place par plans, des volumes simplifiés par des lignes droites, ce ne serait pas autre chose que l’enseignement le plus classique de l’École », note Landowski [12]. Pour Landowski le cubisme est un art décoratif, dans le mauvais sens du mot. C’est-à-dire que l’artiste qui se laissait aller « à composer des arabesques, des lignes, des masses, faisait bien à ses yeux, mais sans logique, sans rien qui les explique. Voilà le cubisme », ainsi juge Landowski [13].
Ce qui choquait Landowski le plus, c’était l’autorité, l’importance de plus en plus grande que prenaient les critiques d’art, dont presque tous vendaient des tableaux en sous-main. La majorité des artistes exposant au Salon des Indépendants avaient des contrats avec des marchands de tableaux. C’est pourquoi le prédicat « indépendant » fut un mensonge flagrant à ses yeux [14]. Se référant à l’exposition « D’Ingres au Cubisme », rue de la Ville-l’Évêque à Paris en 1922, Landowski s’étonne de l’audace, de l’insolence et de la lâcheté de la « bande de commerçants » et des artistes qui exposent toujours ensemble. « On a de plus en plus l’impression qu’une sorte de bande organisée, ayant de gros moyens financiers, force en quelque sorte le goût public, escroquerie colossale qui essaye de donner de la valeur à des œuvres qui n’en ont pas et laissent dans l’ombre tout l’effort sain et solide du temps » : au fond, il est question d’une « société d’admiration mutuelle et d’exploitation collective », déclare Landowski [15].
Landowski caractérise le cubisme, le surréalisme, l’art abstrait, le picassisme, le matisme, le dufisme, etc., comme : « l’art bourgeois moderne ». C’est sur cette production que se jettent les bourgeois, les banquiers, les marchands de conserves américains, parce que ça se vende, ça monte. C’est aussi la sottise des amateurs. Ils vont indifféremment à tout ce qui est lancé avec une grosse publicité. Les mêmes gens qui jadis avaient acheté à d’énormes prix des Meissonier ou des Bouguereau, aujourd’hui achètent des Picasso et des Matisse [16].
Les opinions de Landowski sur les artistes « dites modernes » ou « d’avant-garde » sont sévères : « Van Dongen est le Flameng du milieu, même mauvais goût, même peinture superficielle ! Mais il y a plus de malhonnêteté » [17], « c’est un Boldini, un Flameng, rien de plus. Un habile. Un bon farceur » [18].
Landowski n’aime guère « les coloriages » de Van Dongen, Marval, Matisse ou Seurat [19]. L’art de Van Dongen, sa façon de peindre les têtes et les yeux est « la même que celle des mannequins de cire dans les vitrines des couturiers » [20].
Cependant, Landowski n’était pas un bigot. Il visitait fréquemment les salons et les expositions des « modernes » en espérant qu’il trouverait là « quelque chose de nouveau peut-être, d’intéressant » [21]. Même à « ce caricatural Salon des Indépendants », il vit beaucoup d’artistes de talent. Mais, hélas : « tout cela est inemployé, ne sait à quoi s’occuper, ou tourne à l’amuseur », note Landowski [22].
Landowski pensait qu’il est aussi erroné de considérer « les folies actuelles » de certains groupements d’artistes comme l’expression des tendances de l’époque, que de considérer les mêmes groupements comme composés uniquement de farceurs, de gens de mauvaise foi. Beaucoup de ces artistes étaient, au contraire, très convaincus. Mais ce qui manquait, c’était un programme moral [23]. Également Landowski avait peine à croire que les cubistes n’étaient pas, en majorité, sincères. Dans l’opinion de Landowski, Jacques Villon, par exemple, est « un vrai sincère » [24].
Landowski sur l’œuvre de Guirand de Scévola
Les premières remarques dans le Journal sur l’œuvre de Guirand de Scévola datent de 1919. Elles se réfèrent aux œuvres individuelles, notamment des portraits. Comme celui de Pierre Bertrand, qu’il vit chez l’artiste et qu’il trouvait « tout à fait remarquable » [25]. En 1922, au Cercle de l’Union Artistique Landowski vit un « portrait en bleu » par Guirand de Scévola, qu’il aimait « énormément » [26].
Dix années plus tard, au même Cercle Landowski admira, parmi des « médiocrités tout autour », un autoportrait de Guirand, qu’il trouvait « très bon » [27]. Cette peinture lui inspira une jugeent plus précis de l’ensemble de l’œuvre de l’artiste : « Sa manière est large, très simplifiée, peut-être un peu sèche dans la façon dont ses formes tournent et passent dans les fonds » [28].
Ce sont les seules remarques de Landowski dans son Journal sur des œuvres individuelles de Guirand. Toutes les autres notes concernent son œuvre en totalité ou des œuvres exposées à une certaine exposition. Dans une note sur l’exposition des œuvres de Guirand de Scévola à la Galerie Monna Lisa, rue Duphot à Paris [fig. V] en 1930 Landowski révèle possiblement la raison : « (…) pour un sculpteur, des expositions de ce genre ne sont pas très intéressantes » [29]. Il semble donc que Landowski avait jugé les œuvres de peinture surtout avec l’œil d’un sculpteur.
Néanmoins, Landowski appréciait l’œuvre de Guirand en général. Pendant les décennies après 1919 Landowski a peu changé son jugement sur l’artiste Guirand de Scévola et son œuvre. Dans sa perception Guirand était « un de nos meilleurs » (en 1933), [30], « un excellent peintre » (en 1934) [31], « un vrai talent » (en 1941) [32] et « un de nos grands peintres actuels » (en 1944) [33].
En 1923 Landowski visita l’exposition Guirand de Scévola à la Galerie Georges Petit, rue de Sèze à Paris, qu’il trouvait « excellente ». Il y vit une peinture « large, franche, lumineuse, d’une virtuosité étourdissante toujours, mais ayant gagné en solidité » [34]. De cette note il se peut qu’auparavant il ait remarqué un certain manque de solidité. Hélas, Landowski n’a pas expliqué cette remarque.
Après une visite au nouvel arrangement du Palais de Luxembourg en 1929, qui fut une déception pour lui, il note : « La triste vérité c’est qu’il n’y a pas parmi les jeunes générations un seul vrai grand peintre ». Landowski n’y trouvait que des médiocrités. Peut-on vraiment parler de peinture devant « les coloriages de ce Van Dongen, cette Marval, ce Matisse ou ce Seurat etc.? », se demande-t-il [35]. Landowski désespérait qu’il n’y ait plus de peintre sachant peindre. Cependant, il y en avait quelques-uns : « Je ne crains pas de dire que Guirand de Scévola en est un » [36].
Ainsi, sur l’exposition Guirand de Scévola à la Galerie Monna Lisa en 1930, qu’il ne trouvait pas très intéressante pour un sculpteur, Landowski y a vu cependant « un ensemble agréable » qui se composait de très bonnes toiles, « largement traitées (…), simplement, avec beaucoup d’intelligence ». Certaines natures mortes étaient même « remarquables et peuvent figurer à côté des maîtres du genre », juge Landowski [37].
Les frustrations de Guirand de Scévola
En 1929, Guirand de Scévola tenta de se présenter à l’Institut de France et demanda l’avis de Landowski, lui-même entré à l’Institut en 1926 [38]. Landowski jugea qu’il était celui qui avait peut-être le plus de talent. Cependant il prévit une déception [39], parce qu’il y eut « une grande hostilité contre lui » [40]. Effectivement, dans le classement des peintres on ne choisit pas Guirand. « C’est absurde », ajoute Landowski [41].
Ce fut la même histoire à l’Académie des Beaux Arts. En 1945 Guirand de Scévola se présenta comme candidat. Cependant il sut qu’il n’avait guère de chances [42]. Lorsque Guirand fut classé le dernier, Landowski nota son étonnement : « Guirand c’est un talent facile peut-être ; mais large ». Mais, on n’aimait pas l’homme, on en disait beaucoup de mal [43]. Malheureusement, Landowski n’a pas expliqué ces remarques sur ce point.
Rik Wassenaar, le 15 mars 2017
Notes
[1] Paul Landowski, Journal, 27 [novembre 1919], Collection Paul Landowski, Musée des Années Trente, Boulogne-Billancourt, voir : http://www.boulognebillancourt.com/previous/fonds_musees/index.html (URL vérifiée 8 août 2018) et : http://journal.paul-landowski.com/ (URL vérifiée 8 août 2018).
[2] Idem, 31 [mai 1934].
[3] Idem, 12 juin [1945].
[4] Idem, 13 juin [1945].
[5] Idem, 14 [février 1932].
[6] Martha Ward, « Impressionist installations and private exhibitions », The Art Bulletin 73, 1991, p. 605-609.
[7] Voir l’article « Portrait de Pierre Henri Edmond Rodier (1901) » sur ce site.
[8] Journal, 15 [février 1932].
[9] Idem, 24 [mai 1941] ; Michèle C. Cone, Artists under Vichy. A case of prejudice and persecution, Princeton, New Jersey, 1992, p. 155.
[10] Idem, 25 juillet [1941].
[11] Idem, 4 [septembre 1922].
[12 Idem, 6 [février 1922].
[13] Idem, 6 [février 1922].
[14] Idem, 22 [janvier 1921].
[15] Idem, 8 [avril 1922].
[16] Idem, 29 mars [1947] ; 31 mai [1952].
[17] Idem, 29 mars [1947].
[18] Idem, 21 [novembre 1923].
[19] Idem, 25 [février 1929].
[20] Idem, 12 novembre [1924].
[21] Idem, 2 février [1920].
[22] Idem, 14 [février 1920].
[23] Idem, 4 [septembre 1922].
[24] Idem, 27 avril [1950].
[25] Idem, 27 [novembre 1919].
[26] Idem, 18 [mars 1922].
[27] Idem, 15 [février 1932].
[28] Idem, 25 [février 1932].
[29] Idem, 11 [janvier 1930]. La Galerie Monna Lisa se présenta comme spécialiste des « tableaux modernes » ; elle s’établit dans l’ancien manège Duphot, à droite de l’hôtel Burgundy. Voir : http://chnm.gmu.edu/transatlanticencounters/items/show/5199 (URL vérifiée 8 août 2018).
[30] Idem, 4 [février 1933].
[31] Idem, 31 mai [1934].
[32] Idem, 15 [mars 1941].
[33] Idem, 7 mai [1944].
[34] Idem, 19 [avril 1923].
[35] Idem, 25 [février 1929].
[36] Ibidem.
[37] Journal, 11 [janvier 1930].
[38] Idem, 1 novembre 1929.
[39] Idem, 17 [janvier 1932].
[40] Idem, 18 [novembre 1932] ; 4 [février 1933].
[41] Idem, 19 [novembre 1932].
[42] idem, 12 juin [1945].
[43] Idem, 13 juin [1945].
Bonjour, je prépare une conférence sur le peintre Albert André (1869-1954), j’évoque à propos des villages environnants celui de Laudun, celui de Sauveterre et donc j’arrive à Guirand de Scévola. Avez-vous des informations sur des relations éventuelles entre Guirand de Scévola et Albert André ? D’autre part auriez-vous aussi des éléments sur des relations avec la cantatrice Jeanne Hatto qui vivait à Roquemaure village voisin de Sauveterre ? D’avance merci. Je suis à votre disposition. Cordialement