Interprétation ou déformation ? Une affaire judiciaire sur un portrait (1928-1933)

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Défaut de ressemblance
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Fig. I. Portrait par Guirand de Scévola, 1929

Pendant les années 1928-1929, les œuvres de Guirand de Scévola, exposées à la Galerie Monna Lisa, 14 rue Duphot à Paris (fig. I et III), suscitèrent un véritable engoument. Le critique du journal Le Matin jugea les portraits exposés « digne d’un La Tour », c’est-à-dire de Maurice Quentin de La Tour, le fameux pastelliste du XVIIIe siècle (fig. II) [1].

quentin de la tour autoportrait Louvre
Fig. II. Maurice Quentin de la Tour, Autoportrait, 1776

En 1928, Guirand a reçu, par l’intermédiaire de Mme Guilleaumaud, propriétaire de la Galerie Monna Lisa, la commande d’un portrait de Mme Vaz, qui devait être payé 18.000 francs. Le portrait (la dernière séance de pose a eu lieu le 10 mars 1929) fut livré au domicile de M. Vaz dès le lendemain, le 11 mars. Mais ce dernier sollicita et obtint un délai de paiement jusqu’au 28 mars : il voulait d’abord savoir si l’exposition dans un salon n’en ferait pas ressortir certains défauts. Pour finir, M. Vaz refusa la réception de la toile, alléguant que le tableau n’était « ni ressemblant à l’expression du visage modèle, ni conforme à la réputation de l’artiste » [2].

En 1930, le journal Paris-Midi publia ses conversations avec les deux parties :
« Ce que nous dit M. Guirand de Scevola :
— Une fois le portrait achevé nous nous mimes d’accord sur la date du paiement, et mon œuvre fut accrochée dans le salon de M. et Mme Vaz. Au bout de plusieurs mois, M. Vaz me fit dire :
» — Cher Monsieur, je regrette, mais de l’avis unanime de plusieurs membres de ma famille, ce portrait n’est pas ressemblant ; reprenez-le.
» J’ai refusé, naturellement, et l’on a plaidé !
» Me Lionel Nastorg plaida pour Mme Guillaumot [sic], qui me représente, et il fut décidé de nommer trois experts.
» Il est inutile de vous dire que je m’insurge contre un tel jugement : M. et Mme Vaz se sont adressés à moi pour que je fasse un portrait selon ma manière, je l’ai fait. Il est inadmissible qu’on puisse garder un portrait chez soi pendant trois mois et le rendre après ; c’est la propriété artistique qui est en jeu !
» D’ailleurs, termine M. Guirand de Scevola, le portrait est très ressemblant ! ».

Ce que nous dit M. Vaz :
— Monsieur, nous dit — au contraire ! — M. Vaz, quand le portrait de ma femme fut terminé, je me rendis chez le peintre.
» — Qu’en pensez-vous ? me demanda-t-il.
» — Je pense que ce n’est pas ressemblant.
» — Qu’à cela ne tienne, emportez-le; quand il sera dans votre salon, dans votre ambiance, vous verrez !
» — Je l’emporte, mais il est bien entendu que s’il y a des retouches à y faire, vous les ferez.
» Il fut ainsi entendu, poursuit M. Vaz ; le portrait n’est toujours pas ressemblant, aucune retouche ne fut faite. J’ai donc confié mes intérêts à Me Julienne-Caffié qui a obtenu la nomination de trois experts. Ceux-ci diront si le portrait est ou n’est pas ressemblant » [3].

L’affaire fut portée devant les tribunaux. La troisième chambre civile avait renvoyé le différend devant des experts – MM. Carrier-Beleuse, Gelhay et Lair-Dubreuil – pour examiner le tableau, en admettant « qu’on ne peut contester à l’acquéreur d’un tableau le droit pendant un certain temps de se rendre compte des imperfections de celui-ci et du défaut de ressemblance du modèle ».

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Fig. III. Étude, par Guirand de Scévola, 1928

L’artiste fit appel devant la première chambre de la cour. Me Lionel Nastorg plaida pour le peintre. Il allégua « qu’en commandant à un peintre comme Guirand de Scévola, le portrait de sa femme, M. Vaz acceptait par avance l’interprétation que ce dernier devait donner de la physionomie du modèle. Si le principe admis par le tribunal était retenu par la cour, quel serait le temps légal donné à un modèle pour maudire son peintre ? » Au nom de M. Vaz, Me Auguste Julienne-Caffié riposta en demandant la confirmation de l’expertise.

Le 31 décembre 1932, la première chambre de la cour d’appel confirma le jugement de première instance, considérant « que si le choix par M. Vaz pour exécuter le portrait de sa femme présupposait son agrément du genre et de la manière de l’artiste, il ne s’ensuivait pas qu’il devait nécessairement et ipso facto accepter sans contrôle toute œuvre produite, surtout si, comme M. Vaz le prétend, par une exécution hâtive, exclusive des qualités qui ont été déterminantes de son consentement et de l’acceptation du prix stipulé, la prétendue interprétation du modèle ne constitue en réalité qu’une déformation ». En bref : interprétation ou déformation ? Les experts devaient dire si le tableau livré à M. Vaz était celui sur lequel il était en droit de compter, « étant entendu qu’il connaissait le genre et la manière de l’artiste » [4].

Déformation
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Fig. IV. Leeuwarder Nieuwsblad, 14 janvier 1933

L’accusation selon laquelle le portrait de Mme Vaz serait une déformation du modèle est à noter. Toutes les œuvres de Guirand de Scévola sont des représentations d’objets visibles. Pendant la guerre de 1914-1918, dans son rôle de commandant de la section de camouflage, Guirand avait engagé « quelques peintres aptes, par leur vision tres spéciale, a dénaturer n’importe quelle forme ». Ce n’était pas sans sarcasme qu’il écrivit dans ses « souvenirs du camouflage » : « J‘avais, pour déformer totalement l’aspect de l’objet, employé les moyens que les cubistes utilisent pour le répresenter (…) » [5]. Ainsi, les cubistes et les camoufleurs poursuivaient un but similaire : déformer l’aspect de l’objet et intégrer l’objet à son environnement. Évidemment, cette déformation intentionelle n’était pas en accord avec les maximes de l’artiste-peintre « traditionniste » Guirand de Scévola ! [6]. C’est pourquoi l’accusation selon laquelle son portrait de Mme Vaz était une déformation du modèle, atteignit chez l’artiste une zone sensible.

L’affaire attira l’attention dans la presse, non seulement en France, mais aussi dans le Royaume-Uni et aux Pays Bas (fig. IV) [7].

On devine que cette décision causa une certaine émotion dans le monde des artistes, car elle introduisait un usage nouveau, susceptible de modifier profondément les usages en vigueur. La convention par laquelle un peintre s’engage à faire un portrait moyennant un prix déterminé constitue un contrat d’une nature spéciale en vertu de laquelle la propriété du tableau n’est définitivement acquise à la personne qui l’a commandé que lorsque l’artiste l’a mis à sa disposition et qu’il a été agréé par elle. La cour considérait que, même si le commanditaire connaissait le genre de talent du peintre, cela n’impliquait pas nécessairement pour lui l’obligation d’accepter le portrait sans pouvoir contrôler la ressemblance sur laquelle il avait le droit de compter.

Malheureusement, nous n’avons trouvé à ce jour aucune photo du portrait de Mme Vaz.

Madame Vaz

Qui étaient M. et Mme Lucien Vaz ? Jacques Lucien Vaz (1869-1943) était « négociant en papiers ». Dans les journaux et magazines de l’époque son épouse, Juliette Alice Henriette Mathilde Schloss (1880-1942), est mentionnée comme une danseuse mondaine, sous le nom de « Mme Lucien Vaz » [8].

Dans les années 1927-1929, nous la retrouvons comme danseuse sur la piste du fameux Cirque Molier au rue Bénouville à Paris (figs. V et VI), avec M. Vaz et son cheval « Goodboy » dans des « fantaisies équestres » [9]. Une autre photo nous la montre comme une sorte de Cléopâtre dans une scène un peu osée, intitulée « Rêve d’Orient », entourée de danseurs à demi nus (fig. VII).

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Fig. V. Mme Lucien Vaz et M. Lierre Margueritte, 1927
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Fig. VI. À gauche, Mme Lucien Vaz en danseuse au Cirque Molier par Lucien Jonas, 1927
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Fig. VII. ‘Rêve d’Orient’, interprété par Mme Lucien Vaz et M. Freddy Roberts, 1929
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Fig. VIII. Le souper des Habits rouges par Léon Fauret, 1926

Ernest Molier, le fondateur et directeur du cirque n’acceptait que des concours d’amateurs ; tous les grands noms de l’aristocratie figuraient sur son programme, son orchestre comptait même des juristes éminents, des économistes distingués et aussi une personnalité marquante de l’Université [10].

Au début de juillet 1926, comme au quarante-six années précédentes, le spectacle du cirque Molier avait coutume de clore la saison des élégances parisiennes. Cette année, les amis d’Ernest Molier lui offrirent un souper d’honneur dans un grand restaurant au avenue des Champs-Elysées, à l’issue de sa représentation sur la piste au rue Bouneville [11]. On a invité les membres de la Société des Habits rouges, du Cercle de l’Etrier et des équipages illustres, comme celle de la duchesse d’Uzès (fig. VIII). Après la représentation des « danses pleines de grâce », sans doute, Mme Vaz fut également présent au souper spectaculaire.

Rik Wassenaar, le 4 mars 2015 / août 2019

Notes

[1] Le Matin, 19 janvier 1929, p. 2.
[2] Articles de presse sur l’affaire dans : Le Petit Parisien, 2 décembre 1930, p. 6 ; Paris-Midi, 3 décembre 1930, p. 2 ; Journal des débats politiques et littéraires, 3 décembre 1930, p. 3 ; Cyrano, 30 décembre 1930, p. 5 ; Paris-Midi, 26 juillet 1932, s.p. ; Le Matin, 1 janvier 1933, p. 7 ; L’Humanité, 1 janvier 1933, p. 3 ; Le Petit Parisien, 1 janvier 1933, p. 4 ; La Croix, 3 janvier 1933, p. 5 ; Paris-Midi, 6 janvier 1933, p. 3.
[3] Paris-Midi, 3 décembre 1930, p. 2.
[4] Plusieurs articles de journaux de 1930 et 1933 communiquent le 10 mars 1928 comme la date de la dernière séance de pose pour le portrait de Mme Vaz. Cependant, le Recueil de la Gazette des Tribunaux mentionne le 20 mars 1929 comme la date de la dernière séance. Voir : Recueil de la Gazette des Tribuneux, journal de jurisprudence et des débats judiciaires, janvier-décembre 1933, p. 89-90.
[5] [Victor Lucien] Guirand de Scévola, « Souvenirs du camouflage (1914-1918) », Revue des Deux Mondes, décembre 1949, p. 717-733, p. 720.
[6] Dans le Figaro le critique Arsène Alexandre a classé les exposants du Salon d’Automne et des expositions spéciales de l’année 1906 dans trois catégories : (1) les traditionnistes : « ceux qui peignent en conservant à peu près la moyenne des traditions », (2) les impressionnistes : « ceux qui ont fondé l’impressionnisme ou qui s’y ont rattaché » et (3) les contorsionnistes : « les déformateurs et les excentriques ». Le critique a classé Guirand de Scévola parmi les traditionnistes. Voir: Le Figaro, 6 mai 1906.
[7] Nottingham Evening Post, 5 décembre 1930, p. 7 ; Het Vaderland, 5 décembre 1930, p. 1 ; De Sumatra Post, 6 janvier 1931, p. 3 ; Leeuwarder Nieuwsblad, 14 janvier 1933.
[8] Voir https://gw.geneanet.org/brune?lang=fr&p=jacques+lucien&n=vaz (URL vérifiée 26 juillet 2019). Sur M. et Mme Lucien Vaz, voir : Gil Blas 6 janvier 1913, p. 2 ; Gil Blas, 4 juillet 1914, p. 5 ; Le Temps, 19 juillet 1919, p. 3 ; Le Sport Universel Illustré, 1 juillet 1927, p. 503 ; l’Illustration, 9 juillet 1927, p. 45 ; Femmes Seuls, 19 août 1928, p. 39 ; Le Sport Universel Illustré, 6 juillet 1929, p. 489 ; Moniteur de la Papeterie Française et de l’Industrie du Papier, 15 avril 1932, p. 190 ; Bec et Ongles. Satirique hebdomadaire, 8 juillet 1933, p. 12.
[9] Un programme du Cirque Molier de 1927, illustré par Lucien Jonas, indique comme exécutants : M. Lucien Vaz, Mme Lucien Vaz, ainsi que leurs fils Robert L. Vaz et Maxime L. Vaz. Voir : http://www.cirk75gmkg.com/2017/05/il-y-a-90-ans-en-1927-un-spectacle-du-cirque-molier.html (URL vérifiée 26 juillet 2019).
[10] Stéphen de Prétieux, « Le Cirque Molier », Le Magasin pittoresque, 1 janvier 1913, p. 236-238.
[11] l’Illustration, 17 juillet 1926.

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