Art et politique : l’enlèvement d’une sculpture « scandaleuse » (1938)

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Prométhée anti-fasciste

Il est difficile de déterminer les opinions politiques – s’il en eut jamais – de Guirand de Scévola.[1] Nous nous proposons d’évoquer quelques événements spécifiques au cours desquels l’artiste est intervenu dans l’espace public, événements qui peuvent nous fournir quelques indications sur son attitude politique. Cet article va traiter d’un fait qui se produisit en 1938, dans une période de crise et de tensions politiques croissantes.

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Fig. I. David et Goliath
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Fig. II. David et Goliath, détail

Pendant les années 1930, l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires luttait pour que l’art sorte des galeries et accède aux places publiques. En 1933, l’année de l’accession au pouvoir du régime hitlérien, le sculpteur Jacques Lipchitz, membre actif de l’association, créa sa sculpture monumentale David et Goliath, en marquant Goliath d’une crois gammée nazie (« svastika ») (fig. I et II). Jacques Lipchitz – de son vrai nom Chaim Jakob Lipchitz, d’origine juive, né en 1891 à Lituanie – se présentait comme un ennemi déclaré du fascisme. Son David et Goliath traduisait, selon lui « [sa] haine du fascisme et [sa] conviction que le David de la liberté triompherait du Goliath de l’oppression ».

En 1936, le gouvernement français lui demanda de collaborer à la décoration du Pavillon des sciences du Palais de la découverte, à l’occasion de l’Exposition universelle de l’année suivante (fig III). Le sculpteur accepta la demande avec enthousiasme.

En 1937, on installa son Prométhée étranglant le vautour avenue de Selves, au rond-point de l’avenue des Champs-Élysées, au dessus d’une des entrées du Grand Palais [2]. En outre, dans le cadre de l’exposition Maîtres d’aujourd’hui au Petit Palais, une salle fut consacrée à l’artiste.

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Fig. III. Le Figaro, 17 octobre 1937

La sculpture colossale du Prométhée, exécutée en plâtre recouvert d’un placage d’aluminium poli, était conçue par l’artiste comme une déclaration anti-fasciste. Le vautour devait être une référence à l’aigle des nazis ; la figure de Prométhée, avec son bonnet phrygien, devait servir d’emblème international de la liberté, de la république et de la démocratie.

Une gigantesque ordure
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Fig. IV. Le Grand Palais, s.d.

Immédiatement après son installation, le Prométhée  provoqua une discussion animée dans la presse. Le journal Le Matin se posait comme la voix des critiques de « la gigantesque ordure, soi-disant sculptée » de Lipchitz. Dans un article du 2 mai 1938, le journal n’hésitait pas à caractériser la sculpture comme « une manifestation du Front populaire, réalisée sous l’influence bolcheviste » (fig. VI) [3]. Non sans sarcasme, le journal ajoutait qu’on avait placé « cette épouvantable horreur » auprès de « pures merveilles architecturales », avec l’intention de montrer le contraste entre « le monstre » et « le goût français classique ».

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Fig. V. Pavillons de l’Exposition universelle 1937 dans le style moderne

Apparemment, le journal voyait ce « goût français classique » incarné dans le complexe des bâtiments du Grand Palais des Beaux-Arts (fig. IV), ce « monument consacré par la République à la gloire de l’art français » (comme l’indique le fronton de l’aile ouest). Cependant, il est à noter que ce complexe fut construit à partir de 1897, dans le style éclectique – fort peu classique – de l’Académie des Beaux-Arts de la fin de siècle. Il est facile d’imaginer l’avis que portaient les partisans de l’École des Beaux-Arts concernant les pavillons de style moderne de l’Exposition universelle… (fig. V).

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Fig. VI. Le Matin, 2 mai 1938

La campagne du Matin atteignit rapidement une phase décisive. Le 3 mai 1938, au cours d’un dîner donné en l’honneur de l’architecte Noël Lemaresquier, élu à l’Académie des Beaux-Arts, le peintre Georges Paul Leroux, membre de l’Institut, prit la parole et, au nom de l’association, adressa de vives félicitations au Matin pour « la belle protestation » qu’il fit à l’occassion de l’exposition scandaleuse en plein Champs Elysées de « cette horreur s’intitulant : Prométhée étranglant son vautour » [4]. Pour « la défense du prestige artistique de notre pays ». Leroux ajouta « que le ministère des beaux-arts a fait savoir qu’on allait procéder au déboulonnement de cette soi-disant statue ». En outre, Leroux proposa aux membres une pétition de protestation.

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Fig. VII. Guirand de Scévola, Autoportrait, 1932

Le 12 mai de la même année, Le Matin annonça qu’il avait reçu un message de deux personnalités importantes –  l’architecte Alphonse-Alexandre Defrasse, membre de l’Institut et président de la Société des artistes français, et Victor Lucien Guirand de Scévola, président (depuis décembre 1936) de la Société nationale des Beaux-Arts – et déclarait que l’affaire serait bientôt réglée : « En vue de faire enlever la statue, nous avons fait ce jours-ci une démarche auprès de M. René Gillion, vice-président du conseil municipal et de M. Brandon (fig. VIII), député, conseiller municipal. Ceux-ci ont immédiatement posé par écrit la question au préfet de la Seine » [5].

Le fin

Trois jours plus tard, le 15 mai, Le Matin annonça triomphalement en première page : « Enfin ! Prométhée a quitté son socle » (voir en haut de cet article) [6]. À la suite des protestations du journal, auxquelles s’étaient jointes celles de Leroux, Defrasse et Guirand de Scévola, ainsi que «de nombreux artistes français», le préfet avait ordonné l’enlèvement de la sculpture contestée. Le 14 mai, on décapita Prométhée et on mutila le vautour, non pas pour les détruire définitivement, mais pour éviter qu’ils ne se cassent durant le transport ; puis on fit transporter les morceaux vers le mobilier national. Néanmoins, malgré les protestations véhémentes de Louis Aragon, Jean Cassou, Charles Lapicque, Jean Lurçat, Le Corbusier, et bien d’autres, la sculpture a été détruite peu de temps après. Sept ans plus tard, le sculpteur Paul Landowski se souvient du « Prométhée étrangleur de poulets », qui déshonora le Grand Palais en 1937… [7].

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Fig. VIII. Raoul Brandon par Guirand de Scévola, 1938

Que pouvons-nous conclure de cette affaire sur les opinions politiques de Guirand de Scévola ? Le Prométhée étranglant le vautour était conçue par son créateur comme un manifeste anti-fasciste. La position du Matin dans cette affaire était au moins  partiellement inspiré par des convictions politiques anti-socialiste, ou, du moins, anti-bolcheviques. Mais nous ne pouvons pas pour autant conclure que les protagonistes qui étaient parvenu à faire retirer la sculpture étaient également inspirés par des opinions politiques [8]. Il semble plutôt que les acteurs important de l’affaire – Guirand de Scévola inclus – étaient animés par des convictions artistiques ; selon eux, membres ou partisans de l’École des Beaux-Arts, celle-ci était la gardienne du « goût français classique ».

Il est frappant, du reste, que Raoul Brandon, un homme politique qu’on a décrit comme « le Socialisme incarné » [9], puisse avoir été, comme il le semble, un des acteurs principaux de la destruction du Prométhée, qui était alors compris comme une « manifestation du Front populaire ». Notons en outre que, dans cette affaire, l’intervention des architectes de l’École des Beaux-Arts, comme gardiens de l’espace publique, semble été cruciale.

Rik Wassenaar, le 31 mai 2015

Notes

[1] Voir aussi l’article « Le Mur et Les Quat’z’Arts (1898) » sur ce site.
[2] Ronald Alley, Catalogue of the Tate Gallery’s Collection of Modern Art other than Works by British Artists, Tate Gallery and Sotheby Parke-Bernet, London 1981, p. 450.
[3] Le Matin, 2 mai 1938, p. 1. Voir aussi : http://paris-projet-vandalisme.blogspot.com/2016/10/le-palis-de-la-decouverte-lexposition.html (URL vérifiée 28 août 2018).
[4] Le Matin, 4 mai 1938, p. 2.
[5] Le Matin, 12 mai 1938, p. 2.
[6] Le Matin, 15 mai 1938, p. 1.
[7] Journal de Paul Landowski. Un artiste humaniste, 6 juillet 1945, voir : http://journal.paul-landowski.com/ (URL vérifiée 16 août 2018).
[8] Selon Sarah Wilson, « French authorities, encouraged by the right-wing Académie des Beaux-Arts, destroyed Jacques Lipchitz’s enormous sculpture (an Exposition commission for the Palais de la Découverte) as the work of a « Jew » and « Bolshevik »». Voir : Sarah Wilson, Paris: Capital of the Arts 1900-1968, London 2002, p. 239.
[9] Dans Paris-Municipal du 22 mai 1938, J. Bielinky a décrit le portrait du député Brandon par Guirand de Scévola comme  : « œuvre d’hommage et de reconnaissance envers celui qui défend vigoureusement à Hôtel de Ville, l’art traditionnel contre l’envahissement de la production uniformiste, cosmopolite, sans âme, sans passé et sans liaison intime avec le pays de France ». Raoul Brandon (1878-1941) était architecte, professeur à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, député, membre du Conseil supérieur des Beaux-Arts, président de la Société libre des artistes français, conseiller municipal de Paris, conseiller général de la Seine, président du groupe de l’art à la Chambre des députés et membre de l’Union socialiste républicaine. Le portrait de Raoul Brandon réalisé par Guirand de Scévola – exposé en avril 1938 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts et publié dans L’Illustration du 14 mai 1938 – porte la dédicace : « à Raoul Brandon hommage reconnaissant ». On pourrait soupçonner quelque relation entre le rôle du conseiller dans l’affaire Prométhée et cet hommage pictural, mais il faut noter que le portrait est daté de mars 1938, avant donc que cette affaire n’éclate. Le 27 février 1938, peu donc avant la datation du portrait, les deux hommes se rencontrèrent au dîner offert par les membres du Comité de la Société nationale des Beaux-Arts à leur président Guirand de Scévola. Dans la Revue des Deux Mondes de mai 1938, Louis Gillet décrivit en détail son impression du portrait de Brandon : « Guirand de Scévola a fait là un de ses chefs-d’œuvre. Ce portrait d’un personnage court, barbu, méridional et gras, superbe de « volumes », de rondeurs expansives et joviales, d’entrain, de malice et de facilités, avec ses bras croisés sur son pectus sonore et son petit oeil rempli d’astuce, ce portrait magnifique est presque un programme politique ; c’est le Socialisme incarné, non le socialisme autoritaire et puritain d’un Guesde, mais le socialisme bon enfant, optimiste, qui arrange tout, la figure populaire, prodigue et complaisante d’un régime qui ne refuse rien à personne et promet le bonheur à tout le monde ».

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